Jacqueline Harpman Ce que Dominique n'a pas su
Jacqueline Harpman a publié chez Grasset Orlanda (Prix Médicis, 1996), La dormition des amants (2002), Passage des éphémères (2003), En toute impunité (2005), Du côté d'Ostende (2006). Elle vit à Bruxelles et exerce la profession de psychanalyste.
Julie d'Orsel
es héros de romans ne meurent jamais, ils existent dans un univers défini par les mots du livre. Certains prétendent qu'ils sont enfermés dans un temps qui, trois jours ou trente ans, tourne en boucle et se répète de la première à la dernière page, mais que savent les humains ordinaires de leur propre réalité et comment discuteraient-ils de la mienne ? Moi, Julie d'Orsel, j'habite mon histoire, qui poursuit son cours. Oh ! je sais bien qu'elle a été conçue par un certain Eugène Fromentin, qui l'a publiée sous le titre Dominique, mais je sais aussi que je suis moi, dans mon monde, et je ne me soucie pas d'imaginer comment ces deux vérités se conju-guent. Il se peut que des lecteurs dociles à Dominique qui n'a regardé que ma sœur, Madeleine, ne m'aient pas remarquée : je suis au fond de la scène, toujours présente et toujours en colère. Je continue. Et je vais raconter ce que Dominique n'a pas su ou, s'il le savait, n'a pas dit. C'était un homme - c'est, car lui aussi vit toujours - aux idées étroites qui se croit large d'esprit car il a souffert. Il vient d'un temps où l'on pensait que la souffrance sanctifie : il a fait notre malheur à toutes deux. Il y a eu ce moment terrible où elle a senti qu'elle succombait : le sot aurait dû la prendre par la taille, la jeter sur ses épaules et partir avec elle, au lieu de quoi il n'a pris que son chapeau, ses gants et la porte. Elle ne s'en est jamais remise. Elle est retournée dans une vie sans joie et a pensé à lui jusqu'à son dernier moment. J'ai relu hier, pour la centième fois, le récit que Dominique a fait à ce monsieur Fromentin - j'allais dire de notre histoire, mais justement, ce n'est pas la nôtre, c'est la sienne. Il est passé à côté de nous en ne voyant que lui, et encore, lui selon la conception étrange qu'il s'en faisait. Il dit, pendant près de trois cents pages, qu'il aime Madeleine : peut-on aimer et être à ce point aveugle à ce que l'on aime ? Pour moi, aimer, c'est regarder, je ne l'ai jamais quitté des yeux, et même si depuis des décennies je ne l'ai plus vu, je le regarde toujours. J'ai, comme chaque fois, refermé le livre avec fureur, mais cette fois-ci je me suis dit que je devais rétablir la vérité.
De mon monde, j'ai vu changer le vôtre. Je le comprends sans doute mieux que vous ne comprenez le mien. Beaucoup d'entre vous pensent qu'ils sont libres parce qu'ils ne croient plus en Dieu ni en l'Enfer, les deux mythes qui ont tellement détruit nos vies : vous avez les vôtres. Dans votre grande vanité, vous haussez sans doute les épaules. Ne comptez pas que je tente de vous détromper : je ne suis pas une bonne personne. Peut-être en me lisant prendrez-vous cons-cience d'obscures similitudes qui vous feront rêver...
J'ai choisi cet écrivain - elle croit en toute sincérité être l'auteur de ce récit - car elle a déjà écrit l'histoire d'un personnage secondaire. De l'un de ses propres ouvrages, certes, mais cela montre qu'elle connaît la question, qu'elle sait ce qu'il en est d'être toujours à l'arrière-plan dans la vie des autres alors que l'on sent, naïvement, qu'on est au centre de la sienne. Peut-être, en cet instant, voyant les mots arriver sous sa plume sourit-elle, amusée par cette mise en abyme qui me rappelle les Je sais que tu sais que je sais que tu sais auxquels, comme tous les enfants, nous avons tellement joué Madeleine et moi...
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